Être chevalier au XXIᵉ siècle
Comment peut-on être chevalier au XXIᵉ siècle ? Cette réflexion, rédigée par plusieurs membres de l’Ordre, s’attache à apporter un éclairage sur ce point. Loin d’être une relique d’un passé révolu, la chevalerie est une valeur porteuse de sens, peut-être plus que jamais à notre époque.
Sur l’internet, tapez « chevalerie » : Google donne près de 800 000 entrées ! C’est un signe. Le mot « chevalier » dit quelque chose à notre époque. Elle y voit l’image (naïve mais efficace) d’une valeur dont elle sent le besoin : la générosité, l’engagement sans calcul. Ce besoin est dans l’air du temps. Selon les psychosociologues, le XXIᵉ siècle rêve de quitter le climat de la fin du XXᵉ, qui se desséchait dans le matérialisme du profit. Craignant le règne des égocentriques, on se tourne vers l’idéal opposé : les sondages plébiscitent l’altruisme et le bénévolat.
Le don, la gratuité ? Placer la générosité au cœur de la société ? ne pas laisser les forces aveugles meurtrir l’époque ? C’est justement le message de l’encyclique Caritas in Veritate publiée en 2009. Benoît XVI y parle d’économie. Il prône les entreprises sociales et solidaires, les réseaux de générosité mutuelle ; il appelle à une autre idée du vivre-ensemble, tirée du plus profond de la tradition chrétienne. La vision du pape (« se sentir tous responsables de tous ») s’applique à toute la vie de la société. Au § 6, l’encyclique dit que la justice est « la première voie de la charité ». Au § 7, elle souligne qu’agir pour le bien commun édifie « cette cité de Dieu universelle vers laquelle avance l’histoire de la famille humaine ».
Ainsi, dit Benoît XVI, justice et bien commun sont les deux critères de l’engagement social chrétien au XXIᵉ siècle, dans notre société « en voie de mondialisation ».
Ces critères ne datent pas d’aujourd’hui. Ils sont de tous les siècles depuis deux mille ans. Ils furent les piliers de la civilisation chrétienne de l’Europe... Justice et bien commun ? Si l’on y joint la solidarité fraternelle, une comparaison saute aux yeux : ce que l’Église du XXIᵉ siècle recommande aux acteurs du monde économique, l’Église du XIᵉ siècle le recommandait aux acteurs du monde féodal ! La justice et la solidarité pour servir, humblement et difficilement, un bien commun supérieur : ce fut l’idéal proposé par l’Église au chevalier de l’An Mil. Un idéal que le guerrier n’aurait pas conçu de lui-même (pas plus que l’agent économique aujourd’hui), mais un idéal qui répond aux aspirations de l’être humain : donc capable de renaître au fil des siècles, sous d’autres formes.
D’où le fait que l’image – sublimée – du « chevalier » puisse garder un sens, dix siècles plus tard, dans un univers sans rien de commun avec le Moyen Âge ! Au XXIᵉ siècle comme au XIᵉ, il s’agit toujours de justice et de solidarité pour un bien commun : une Paix de Dieu à réinventer pour le salut de la société.
La source chrétienne est permanente. Au cours de l’Histoire, où elle irrigue des situations sans précédent, elle fait fleurir des œuvres inédites – ou donne un sens inédit à des traditions anciennes. Dans le monde violent du Moyen Age, l’Église christianise un phénomène social (les clans de jeunes guerriers à cheval) pour en faire l’outil d’une pacification : ainsi, dit Gérard de Cambrai (1215), « fut établie la chevalerie pour que soit mis fin au chaos ». L’Église d’alors veut transformer le combattant sauvage en « bon chevalier » altruiste. Durant quelques siècles les chevaliers tâcheront, tant bien que mal, d’observer l’idéal incongru qu’on leur propose : défendre la veuve et l’orphelin, faire œuvre de pacificateurs et non de prédateurs. Cette aventure va s’étioler à l’automne du Moyen Age, mais elle aura donné lieu à des accomplissements mémorables. De là l’image du chevalier, l’homme loyal, « compatissant envers les souffrants, prêt à secourir, généreux avec largesse » : un archétype qui restera dans la conscience collective.
Notre temps a d’autres horizons que le temps de Chrétien de Troyes. Mais il y a toujours des souffrants qui espèrent le secours de gens désintéressés, et toujours une Église qui appelle au désintéressement...
Répondre à cet appel de l’Église aujourd’hui, c’est affronter des enjeux sans rapport avec ceux d’autrefois. Ainsi l’Ordre du Saint-Sépulcre : il hérite de symboles légués par l’histoire, mais il agit sur un terrain matériel et moral inédit, dans ses foyers nationaux aussi bien qu’en Terre Sainte.
En Terre Sainte, où les moines-soldats médiévaux avaient à défendre par les armes un royaume terrestre, l’Ordre moderne est au service d’une cause de paix : soutenir un peuple chrétien, menacé de disparition par le conflit entre deux forces non chrétiennes. Tâche humble et difficile, dans un monde où le plus petit événement local peut retentir sur l’ensemble de la planète... Voici des chevaliers portant la croix de Jérusalem, mais pour un combat pacifique et pour le seul Royaume de Celui qui dit : « J’étais en prison et vous êtes venu jusqu’à moi » (Matthieu 25, 36). Ces chevaliers actuels se savent voués à secourir « la veuve et l’orphelin », figure des populations meurtries par le drame de Terre Sainte. Il se savent voués à répandre la paix, comme le rappellent le Grand Maître de l’Ordre et le Patriarche latin de Jérusalem. Et il savent que ce sont des missions permanentes du chrétien : missions qui renaissent sous des formes toujours différentes, puisque les drames humains changent perpétuellement. Saint Bernard au XIIᵉ siècle appelait déjà les chevaliers du Temple « une milice d’un nouveau genre inconnu aux siècles passés »... Dans des genres de plus en plus nouveaux, de plus en plus déroutants, bien d’autres missions chrétiennes allaient se substituer les unes aux autres au cours des âges.
En Occident et dans la très laïque société française, le chevalier du Saint-Sépulcre est appelé (comme tout croyant) à une tâche également humble et difficile : la Nouvelle Évangélisation. « Évangéliser une société entièrement nouvelle », disait le cardinal Lustiger... Or il n’y a pas contradiction, mais accord, entre la nouveauté de cette évangélisation et l’esprit de chevalerie. Humilité et persévérance sont des conditions du témoignage évangélique ; que ce témoignage soit assumé au sein d’un ordre de chevalerie, accentue le devoir d’être humble et persévérant. Vécu dans la vie courante par le chevalier, son esprit de témoignage s’exprime aussi au service de sa paroisse ; il s’exprime spécialement dans sa présence aux manifestations liturgiques de l’Ordre. Nous en faisons l’expérience lors des vénérations de la Sainte Couronne à Notre-Dame de Paris (surtout le Vendredi Saint) : loin de « séparer » le chevalier de la foule, son service et son apparence – le manteau de chœur – lui attirent des questions, rarement hostiles, qui ouvrent sur des échanges d’une intensité surprenante. Ainsi le membre actif de l’Ordre a plus d’occasions de parler de la foi que d’autres chrétiens... C’est pour lui une responsabilité accrue : « Vous devez toujours être prêts à vous expliquer, devant tous ceux qui vous demandent de rendre compte de l’espérance qui est en vous » (1 P 3,15). Et c’est l’un des débouchés du travail des cercles d’animation spirituelle de l’Ordre, qui participent ainsi à la Nouvelle Évangélisation.
Le croyant, écrit Marie-Noëlle Thabut, « n’oublie jamais qu’il fait partie d’un peuple et que toute vocation, loin de le mettre à l’écart, le met au service de ce peuple ». Pour le chevalier du Saint-Sépulcre dans sa vocation spécifique, ce sont même deux peuples : celui de son propre pays et celui de la Terre Sainte.
L’Église assigne à notre Ordre (depuis la lettre refondatrice de Pie IX) la forme chevaleresque. Ce n’est pas un luxe ornemental. L’âme chrétienne d’une chevalerie est l’engagement – humble et irréversible – à militer par le don de soi : ceci conduit à une responsabilité sociale et à une vie spirituelle, qui répondent paradoxalement à des attentes très contemporaines : l’esprit de pauvreté surmontant le matérialisme, la gratitude surmontant le doute, l’espérance surmontant l’absurde.
L’esprit de pauvreté - Militer dans l’Ordre est une mission reçue de l’Église, qui nous revêt de devoirs en nous vêtant du manteau. Dans tous les domaines il s’agit donc de suivre sa volonté, non les nôtres, et de voir les situations comme elle les voit, non comme les voient nos milieux ou nos sensibilités. Être aujourd’hui « pauvre chevalier du Christ », comme disait saint Bernard, c’est nous dépouiller de nos opinions et de nos réflexes d’intérêts. Tout catholique est appelé à vivre la foi avec cette radicalité ; a fortiori le chevalier de l’Ordre. Sa mission spécifique comporte aussi « le zèle au renoncement de soi dans une société d’abondance » : ce qui implique un engagement responsable envers les hommes et le reste de la création, (surtout en ce temps de crise de la société de consomption matérialiste), puisque l’Église nous demande d’ouvrir les voies d’un nouvel art de vivre en Occident en devenant les pionniers d’une civilisation de la sobriété : « l’autolimitation radieuse » dont parlait Soljenitsyne dans son discours de Harvard.
La gratitude – C’est la spiritualité du Saint Sépulcre. Au cœur de la nuit s’accomplit l’œuvre de la Résurrection, à l’insu des disciples et sans mérite de leur part : au contraire ils sont en proie au doute et au désespoir... Jusqu’au bouleversement de l’aube de Pâques. Alors la gratitude les soulève ! Dans une Europe devenue presque étrangère à la culture chrétienne, et où la foi doit être à nouveau révélée, la Nouvelle Évangélisation passe par la découverte de cet élan de gratitude, qui comble imprévisiblement la soif et l’angoisse de l’homme. L’Ordre du Saint-Sépulcre porte l’emblème des cinq plaies de la Rédemption : le message de ces cinq croix est la gratitude surmontant le doute, et nous nous trouvons – par le simple fait de militer sous cet emblème – comme des porte-étendard de la Nouvelle Évangélisation. Cela aussi par la volonté de l’Église : sans aucun mérite de notre part, mais tout à notre charge dans l’humilité.
L’espérance - Comme l’Éternel enveloppe à l’infini le très bref temps terrestre, la Résurrection du Christ déborde infiniment l’Histoire qui ne saurait la « contenir » : mais elle frappe l’Histoire de plein fouet et lui donne un sens irréversible, vers l’en-avant et l’en-haut, qui oriente l’engagement du chrétien à travers les siècles. Lorsque le chevalier de l’Ordre est adoubé, il s’engage de façon tout aussi irréversible (et ce n’est envisageable qu’avec la grâce de Dieu) : il se voue à témoigner, dans tous les aspects de sa propre vie et en une époque minée par l’absurde, de l’espérance qui vient du Ressuscité traversant le sépulcre.
« C’était au secret de nos cœurs,
Au tombeau vide du Seigneur,
La voix de l’Ange !
Elle ajouta : Que cherchez-vous ?
Le corps du Seigneur est en vous.
Soyez ses hommes de confiance ! »
Patrice de la Tour du Pin